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Scott Blackburn commenca par revetir la tenue orange des moines tibetains, puis il tira les rideaux des portes-fenetres donnant sur la terrasse afin de chasser la grisaille du dehors. Des centaines de lampes a beurre eclairaient la piece d’une lueur orangee tremblotante, dans une atmosphere de bois de santal et de fleur de kewra.
Le telephone sonna sur une table basse. Les sourcils fronces, Blackburn se leva et decrocha.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix brusque.
— Scotty ? lui repondit son interlocuteur d’une voix essoufflee. C’est moi, Jason. Ca fait des heures qu’on cherche a te joindre ! Ecoute, c’est la panique a bord et il faut absolument…
— Ta gueule, connard. Derange-moi encore une fois et je t’arrache ce qui te sert de couilles, fit Blackburn d’un ton sans replique avant de reposer doucement le combine.
Il ne s’etait jamais senti aussi maitre de lui, avec une conscience aigue de tout ce qui l’entourait. Depuis le couloir lui parvenaient des cris, des jurons, des bruits de course, et il percevait meme le cognement sourd des vagues sur la coque. Mais il ne voulait rien savoir du monde exterieur, rien ne pouvait l’atteindre dans sa suite fermee a double tour, seul avec l’Agozyen.
Tout en achevant ses preparatifs, il repensa au tour qu’avait pris son existence depuis quelques jours. Tant de changements en si peu de temps ! L’appel inattendu de ce type qui lui proposait une oeuvre d’art tibetaine, sa decouverte de l’Agozyen dans cette chambre d’hotel miteuse, sa decision d’arracher cette merveille des griffes de l’imbecile indigne qui la detenait, son arrivee sur le bateau… Et puis, le meme jour, sa rencontre avec Carole Mason qui etait second capitaine du Britannia, par le plus grand des hasards ! Par exces d’enthousiasme, il avait voulu partager l’Agozyen avec elle, et puis ils avaient baise comme des betes avec un tel abandon que leur etreinte l’avait bouleverse jusqu’au plus profond de son etre. Jusqu’a ce qu’il voie le changement qui s’etait produit en elle, tout comme il s’etait produit en lui. Il avait tout de suite lu dans les yeux de la jeune femme une soif de possession insatiable, un renoncement absolu, terrifiant, a toutes les conventions morales etriquees du passe.
A cet instant precis, il avait enfin compris ce qu’il aurait du deviner plus tot : il lui faudrait desormais veiller jalousement sur son tresor, car tous ceux qui l’entrevoyaient le convoitaient aussitot. L’Agozyen possedait un pouvoir unique qui attendait depuis toujours d’etre libere, et Blackburn avait la certitude d’etre mieux place que quiconque pour le faire. Il possedait l’argent, l’intelligence et, plus essentiel encore, la technologie. Le logiciel graphique qu’il avait mis au point allait lui permettre de diffuser le diagramme de l’Agozyen dans le monde entier et il voyait deja quels avantages en tirer, en termes de puissance et d’argent. Grace aux enormes moyens dont il disposait, Blackburn serait a meme de liberer pleinement les effets du mandala sacre, d’analyser son action sur l’esprit et le corps humains avant d’utiliser ses recherches dans le but de creer d’autres images. Tout ce qui comptait sur terre s’en trouverait metamorphose a jamais et c’est a lui qu’appartiendrait l’original, que reviendrait le privilege d’en controler la diffusion. A terme, le monde lui appartiendrait.
Il restait un dernier obstacle a surmonter, cet enqueteur qui l’avait suivi a bord du Britannia apres avoir decouvert le meurtre d’Ambrose. L’inconnu ne reculait devant rien, il avait ete jusqu’a recruter des femmes de chambre pour tenter de lui reprendre son bien. Le coeur de Blackburn fit un bond dans sa poitrine. Cette seule pensee lui etait insupportable et il sentit monter en lui une bouffee de haine qui lui donna aussitot des bourdonnements d’oreille. Comment pouvait-il etre au courant de l’existence de l’Agozyen ? Qui sait si Ambrose n’avait pas cherche a le lui vendre en premier, s’il ne s’agissait pas d’un autre adepte ? Mais cela n’avait plus aucune importance. Les heures de l’inconnu etaient comptees. Blackburn connaissait la force destructrice des tulpas, et celui qu’il avait cree a la force de sa seule volonte etait d’une puissance inegalee. Aucun etre humain ne pouvait lui echapper.
Il prit longuement sa respiration, le corps secoue de spasmes. Il lui fallait imperativement recouvrer son calme, il n’etait pas envisageable d’approcher l’Agozyen dans un tel etat de haine et de peur. Utiliser le pouvoir du mandata pour satisfaire des pulsions materielles etait aussi vain que vouloir vider la mer a l’aide d’un de a coudre.
S’obligeant a controler sa respiration, il s’assit et ferma les yeux en s’appliquant a se vider la tete. Son esprit apaise, il se releva, se dirigea vers le fond de la piece, decrocha le tableau de Braque, le retourna et detacha la fausse doublure afin de liberer le thangka. Il retira ce dernier avec le plus grand soin en veillant a ne jamais le regarder, puis il l’accrocha par sa cordelette de soie a un crochet dore qu’il avait lui-meme plante sur le pan de mur voisin.
Blackburn se placa face a la peinture, s’assit dans la position du lotus et joignit les mains en triangle, la nuque legerement baissee, la pointe de la langue collee au palais a la racine des dents, le regard fixe sur le sol. Alors, avec une lenteur delicieuse, il releva la tete et posa les yeux sur l’Agozyen.
Les dessins brillaient doucement dans la penombre, les flammes des lampes a beurre sur leurs plateaux d’argent faisaient danser des reflets d’or liquide a la surface du thangka. Peu a peu, la richesse de l’Agozyen se distilla en lui et il sentit son pouvoir lui parcourir le corps a la facon d’une onde electrique.
L’Agozyen etait un monde a lui tout seul, un univers dont la complexite infinie se declinait en deux dimensions sur un rectangle de quelques dizaines de centimetres de cote. Il suffisait d’en observer les dessins pour en liberer brusquement toute la magie, ses diagrammes raffines tels des fils electriques branches directement sur les ondes de l’ame. A mesure que Blackburn entrait dans l’Agozyen et que l’Agozyen penetrait en lui, le temps s’effilochait lentement et finit par s’arreter tout a fait. En s’immiscant dans sa conscience, le mandata avait pris possession de lui dans un espace qui n’en etait plus un, a l’ecart du temps, dans l’absolu du neant…